En 2000, l’académicien rendait hommage à Le Nôtre, qui composa ces jardins à la gloire de Louis XIV.
« Ce paysage me parle de plus en plus. Plus je le connais, plus je vois ses subtilités, ses hommages, ses intimités, ses répits, ses repos… » Parole de marcheur! Voilà 38 ans qu’Erik Orsenna arpente le parc de Versailles. Depuis que ses parents emménagèrent dans la ville royale, l’amoureux du grand large n’a jamais cessé de revenir hanter les bosquets du seul jardin au monde qui échappe au mépris des Chinois. Jusqu’à accepter, il y a quatre ans, la présidence de l’Ecole nationale supérieure du paysage de Versailles, sise au Potager du Roi. « Je pense avoir parlé de Versailles dans chacun de mes romans. Cette bible d’une histoire insensée racontée au XVIIe siècle, véritable encyclopédie cheminante, me fascine. » Cette fois, le dynamique académicien ne se contente pas d’évoquer les splendeurs versaillaises, il leur rend hommage à travers une légère et brillante biographie d’André Le Nôtre, le génie des lieux. « Pour cela, j’ai lu comme un fou. C’était formidable. J’ai fait de multiples allers et retours entre les livres et les allées. » Aussi le jardinier des mots ne se fait-il pas prier pour adresser une énième révérence au parc royal. Même si quelque 10 000 arbres ont été fauchés lors de la tempête du 26 décembre 1999. Car ce drame, paradoxalement, rétablit les grandes perspectives voulues par Le Nôtre, et va accélérer une restauration élaborée en 1995.
Une balade qui commence par le Grand Canal, une des idées phares de Le Nôtre. « Alors que tous proposaient d’assécher les marécages s’étendant face au château, le jardinier de Louis XIV opta, en 1667, pour ce canal en croix de 23 hectares. Sur lequel naviguèrent bientôt des gondoles, une felouque, des maquettes géantes de vaisseaux de ligne, quelques galères… toute une flotille toujours prête pour la fête. En privilégiant l’eau, Le Nôtre rompt avec l’univers classique. L’eau, c’est l’éphémère, le miroir du ciel et, d’une certaine manière, l’oeil de Dieu. Imaginez aujourd’hui une immense pelouse à la place du canal, Versailles serait perdu! » De l’eau, il y en aura partout, d’ailleurs, à la demande du roi, jaillissant des multiples bassins, au prix d’une extraordinaire épopée hydraulique. Pompe sur l’étang de Clagny, moulins, aqueduc de Buc, machine de Marly, monstre de 14 roues actionnant trois séries de mécanisme… rien n’est trop fou pour orchestrer le ballet perpétuel des fontaines et alimenter la pièce d’eau des Suisses et le bassin de Neptune. Des fastes d’antan dont les Grandes Eaux printanières et estivales d’aujourd’hui perpétuent le souvenir.
Face au Grand Canal bordé de tilleuls, l’oeil se perd vers l’horizon et notre académicien s’enflamme: « C’est ça Le Nôtre, une négociation permanente entre la géométrie et la géographie. Entre l’ordre et la soudaine échappée belle. Avant lui, le jardin occidental est clos. Il l’ouvre au maximum, crée d’immenses perspectives. Bientôt, toute l’Europe va l’imiter. » Puis, en remontant vers le château par le jardin des Quinconces, l’auteur d’Exposition coloniale, la mèche au vent, se souvient qu’il est aussi conseiller d’Etat et nous rappelle le dessein hautement pédagogique de l’ensemble orchestré autour de la chambre du roi: « Elle est à la croisée de l’axe nord-sud, celui de l’eau, et de l’axe est-ouest, du soleil. Ainsi Louis XIV, qui a vécu la Fronde et connaît la grogne des grands, unit les contraires, l’eau et le feu. L’unité du royaume, telle est sa grande idée, son projet politique. Et il s’en donne les moyens. Une véritable armée de 36 000 hommes va bâtir Versailles. Tout ce que l’Etat-nation émergent possède est mis au service de cette oeuvre. Le plus étonnant dans cette histoire, c’est qu’une telle dictature sur l’imaginaire, un tel verrouillage des esprits et un tel souci détaillé de la propagande aient suscité tant de chefs-d’oeuvre. » Pour servir le Roi-Soleil, la première divinité après Dieu, et asseoir son omnipotence, ils sont une poignée, dont Colbert, Lully, Le Brun, le grand ami de Le Nôtre, et Perrault, l’homme qui écrira les contes mais qui, pour l’heure, est un incroyable apparatchik: « C’est le premier ministre de la Culture, il tient tout le monde, il paie et, dès qu’on lui déplaît, on est viré de la liste. »
C’est ainsi que nous tombons sur une de ces compositions que le talent de Le Nôtre, menant le promeneur de surprise en surprise, a nichées dans le Petit Parc, au nord du château: le bosquet d’Encelade. Au centre du minithéâtre, la sculpture du géant en révolte contre Zeus et qui finit écrasé par les rochers est une allégorie des plus limpides pour les puissants du moment. Plus loin, ce sont les 100 marches, l’esplanade, les degrés subtils, les plans inclinés, les escaliers que l’on croit à pic, bref, cette douceur dans la rigueur si chère à Erik Orsenna. Et à Le Nôtre, qui, baigné par le siècle d’or des mathématiques, n’a cessé de jouer du nombre d’or et de la géométrie des suites. Une alchimie minérale et végétale qui se découvre pas à pas, car, « si l’oeil crée la perspective, c’est la marche qui lui donne la vie ». « J’espère pouvoir marcher jusqu’à mes derniers jours comme Le Nôtre, qui, à l’aube de sa mort, à 87 ans, arpentait toujours ses jardins de l’Ile-de-France. » Mais il est un autre exploit du génial jardinier que notre écrivain admire plus que tout, c’est son amitié de près de quarante ans avec le roi. En dépit des arcanes de la cour, de la morgue des nobles et des humeurs royales. Un parcours sans faute que l’ancien conseiller de Mitterrand « ne peut qu’applaudir des deux mains ».
Par Marianne Payot, publié le 04/05/2000 – L’Express